



Message du 13 novembre 2019
Qui sont les « nones » ?
Ceux qui sont plongés dans les sciences religieuses, en Europe et aux Etats-Unis, rencontrent régulièrement le terme de « nones ». En fait c'est la manière américaine de désigner ceux qui affirment ne pas avoir de religion. On dirait en français : les « sans religion ».
Une étude récente sur la religion des jeunes Européens, rédigée par des spécialistes issus de deux universités catholiques (Sint Mary's University {Centre Benoît XVI} et Institut Catholique de Paris) à l'intention des évêques réunis à Rome pour le synode d'octobre 2018 sur les jeunes, montre qu'en France, aujourd'hui, parmi les 16-29 ans, 23 % se considèrent comme catholiques, 2 % protestants, 10 % musulmans et 64 % sans religion. La moyenne des sans religion en Europe est de 55 %. Dans les pays jadis considérés comme protestants (la Suède par exemple) 75 % des jeunes de 16-29 ans se disent sans religion ; dans les pays autrefois communistes (comme l'Estonie), 80 % se disent sans religion. Si la Pologne compte 17 % de sans religion, la Tchéquie en a 91 %.
Quand on compare ces nombres avec l'ensemble de la population, on constate que dans un sondage de 2017 en Europe occidentale (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse) réalisé par le Being Christian in Western Europe (Centre de recherches aux Etats-Unis), on trouve en France : 64 % de chrétiens. L'écart entre les 16-29 ans et l'ensemble de la population montre bien que l'évolution est très rapide.
Trois faits principaux, qui marquent l'histoire de l'Europe depuis cinquante ans, permettent de comprendre ce qui se passe.
Le premier est le déclin du catholicisme, tel que les sociologues le perçoivent. En 1965, sur les 850.000 de nouveau-nés en France, 94 % étaient baptisés dans l'Eglise catholique dans les trois mois après la naissance. En 2018, la Conférence des Evêques de France annonce que 30 % sont baptisés avant l'âge de sept ans. En 1965, 25 % des adultes participaient à l'assemblée dominicale chaque semaine. Aujourd'hui moins de 2 %.
Le deuxième fait est l'arrivée d'une nouvelle religion en France, l'islam, qui rassemble 8,5 % de la population (cinq à six millions de personnes). Cette religion est bien représentée chez les jeunes, qui résident, pour la plupart, en périphérie des grandes villes. 18,5 % des enfants nés en France portent un prénom arabo-musulman, contre 1 % en 1950.
Le troisième fait est l'ampleur de la montée des « sans religion » : 64 % des jeunes de 16-29 ans. Si on additionne les catholiques et les sans religion, on arrive au nombre de catholiques en 1965.
Qui sont ces « sans religion » ? 80 % d'entre eux n'ont pas reçu d'éducation religieuse dans leur enfance. Pour le dire avec humour, ils vont à l'église pour enterrer leurs grands-parents, et, dans le même temps, enterrer le christianisme dans leur famille. Des enquêtes montrent que la recherche de sens, de consolation, de ritualisation ne disparait pas avec l'enterrement du christianisme familial. Ces jeunes « sans religion » vont passer à « autre chose ».
D'après Guillaume Cuchet, qui livre ses réflexions dans Etudes, n° 4263 de septembre 2019 sur le sujet (p. 79-92), nous pourrions comparer ce qui se passe aujourd'hui avec les années 1820. En effet, le philosophe Théodore Jouffroy (1796-1842) avait intitulé un article : Comment les dogmes finissent (texte rédigé en 1823, publié en 1825, repris en 1833 et republié en 1901). Ceux qui étaient nés après 1789 étaient certes des fils et des filles de l'incrédulité du XVIIIème siècle, mais aussi des personnes tentées par des aventures spirituelles inédites. Aujourd'hui, il suffit de regarder autour de nous (murs, gares, publications des grandes surfaces, des méga-librairies et des médias en tout genre) pour constater les multiples propositions de « sagesse » et de « spiritualité ». L'ouvrage de Christophe André (psychologue), Alexandre Jollien (philosophe de sensibilité chrétienne et bouddhiste) et Matthieu Ricard (moine bouddhiste), Trois amis en quête de sagesse (L'iconoclaste – Allary éditions, 2016) a eu 500.000 lecteurs. Dans le casting de l'ouvrage, il n'y a aucun représentant du clergé catholique ou de la vie consacrée. Il en va de même pour le succès phénoménal des ouvrages de Frédéric Lenoir.
Ce qui est à remarquer, c'est la psychologisation massive des mentalités. La psychanalyse est utilisée spontanément en lieu et place de l'ancienne morale religieuse ou laïque. Autre phénomène, le recours aux anxiolytiques et aux antidépresseurs, qui permettent de juger tous les systèmes idéologiques comme étant « gris ». Regardons encore les nouvelles formes d'ascèse alimentaire (végétarisme, véganisme), sportive (running), l'attrait de l'Orient (bouddhisme, yoga) et l'usage des stupéfiants (700.000 usagers quotidiens de cannabis en France) pour oser penser qu'il ne s'agit pas seulement de modes pour un usage récréatif, mais peut-être aussi d'une part de recherche d'autre chose que la vie habituelle. Certains, optimistes, parleront de recherche d'infini.
Cuchet distingue trois profils de « nones » :
- Les secular nones qui sont, généralement, athées ou agnostiques. Ils forment le plus grand nombre. Ils sont en croissance.
- Les liminal nones ou transitional nones qui sont en transit entre deux affiliations : une tradition d'origine qui glisse vers autre chose.
- Les religious ou spiritual nones, qui sont croyants, mais qui ne se rattachent pas à un credo ou à une institution religieuse particulière.
Dans ce contexte, certains catholiques se radicalisent ou font comme s'ils ne voyaient pas. Nous n'avons pas à nous radicaliser. Nous voyons. Qu'attendons-nous pour devenir, comme le dit régulièrement le Pape François, des disciples-missionnaires ? Il n'y a pas de recettes. Mais il y a une attitude spirituelle qui fait confiance en Dieu ; qui prend au sérieux l'envoi du Ressuscité à ses apôtres afin de faire de toutes les « nations » ses disciples ; qui invoque le don de l'Esprit pour bien discerner ce que, moi, je peux faire ; qui invoque le don de l'Esprit pour l'Eglise qui, là où elle est implantée, prend des initiatives nouvelles.
+ Guy Harpigny,
Evêque de Tournai
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